AYHWA - Une semaine sans sac à Saigon
Traverser l'océan, vivre un deuxième nouvel an, et être confronté au caractère particulièrement matériel du quotidien. Hey, ma première infolettre, allô!
Soirée du Nouvel An au Bordel Comédie Club, à Montréal. L’humoriste Adib Alkhalidey monte sur scène quelques moments après minuit.
“Tu sais que tu deviens un adulte quand tu commences à vraiment aimer le rangement”, explique-t-il, racontant comment les visites guidées de sa nouvelle maison célèbrent les différents compartiments voués au rangement.
“Quand tu le ranges pas, un objet il fait juste exister sans sens dans le chaos de l’Univers, mais quand tu le mets dans une boîte, quand tu ajoutes un autocollant sur cette boîte et que tu y ajoutes son nom et la date de la mise en boîte, là ça devient ton bébé.”
L’effet papillon
En 1963, Edward Lorenz publie une première définition mathématique du chaos dans un document intitulé Deterministic Non-periodic Flow. “Des états initiaux légèrement différents peuvent évoluer vers des états considérablement différents.”
Avec une formule mathématique adaptée aux changements météorologiques, le chercheur publie une première version de l’effet papillon.
Comme d’habitude, en mathématiques, les choses ne sont pas tout à fait linéaires; Lorenz travaille à partir de la courbe Peano, du flocon de Koch et du triangle de Sierpinski, et son travail mène également à l’ensemble de Mandelbrot.
La parenté réelle d’un concept en mathématique est une notion évanescente, aussi important et fondamental le concept puisse-t-il être. Aussitôt qu’on essaie d’en déterminer l’invention, on fait face à du sable granuleux dans nos mains poreuses. Il en va de même pour les découvertes scientifiques, selon l’historien des sciences Thomas S. Kuhn.
On peut deviner, sans trop de risque d’erreur, que les Chinois ont maîtrisé le concept en question dans l’anonymat un millénaire avant qu’un Occidental en quête de célébrité n’en revendique la découverte.
“The things you own…”
Je passe les dernières heures avant mon départ à ranger mon sac à dos Osprey Farpoint 70 gris volcanique, médium large.
Shorts, pantalon, chemise, t-shirts et chaussettes dans des sacs de compression verts et brun. Haut-parleur Bose-Revolve SoundLink entouré d’un t-shirt rouge dans un sac de compression. Appareil photo 5D MK II dans son étui.
J’ouvre le sac sur mon lit, les entrailles exposées, à me poser des questions existentielles et matérielles; puis-je passer une année sans cette chose? Si oui, cette chose reste dans le sous-sol de mes parents.
Si, au contraire, il me faut cet objet près de moi à tout prix, il outrepasse l’Osprey et embarque dans la cabine avec moi, dans un sac à dos également acheté pour l’occasion, identique à celui de mon amoureuse.
Mon Kindle, acheté après avoir pris la décision de passer une année dans le mouvement outre-mer, repose dans mon sac-banane, généralement accroché à mon cœur.
Escales et décalages
Un premier vol de huit heures et demi avec Turkish Airlines le 11 janvier et ma copine et moi atterrissons à Istanbul pour une escale de dix heures, vouée à la recherche du confort et du répit.
Un deuxième vol de huit heures et demi avec la même compagnie aérienne nous mène à notre première destination, Ho Chi Minh, au Vietnam, le 13 janvier.
Le caractère relativement primaire de la dernière étape avant de quitter le réseau le plus complexe et sophistiqué au monde m’a toujours impressionné.
Le carrousel à bagages, essentiellement basé sur un système d’honneur, insinue que les voyageurs, contrôlés à outrance à chaque étape de leur déplacement, partiront chacun uniquement avec les valises qui leur appartiennent.
À la fin du parcours, les passagers sont soudainement traités comme des entités honnêtes et fiables, alors que l’aéroport crache nos bagages dans la lenteur, le dernier leg comme une décharge indifférente d’un parent jetant l’éponge.
La promesse tardive de mon matériel s’évanouit au fil des bagages non revendiqués. Mon rangement n’est pas là. Mon ordre a disparu.
Deux jours de l’an en moins d’un mois
Mesurer le temps a toujours servi d’instrument de contrôle, de l’horloge à eau de Karnak aux premiers obélisques voués à la tâche, installés au cœur de la cité, inspirant le mépris d’intellectuels préférant vivre au rythme du soleil.
Les premiers chemins de fer ont contraint les différentes villes américaines à standardiser les heures, à la minute près, afin d’ordonner adéquatement les horaires des déplacements des trains.
L’adaptation mondiale aux fuseaux horaires, avec le méridien de Greenwich (et son opposition française) nous rappelle le caractère éternellement politisé du temps.
Malgré les certitudes scientifiques, les États finissent par déterminer où et quand nous vivons; le système mondial de fuseaux horaires est composé de nombreuses exceptions complexes, la plus frappante étant la Chine, dotée d’un seul fuseau horaire malgré l’immensité du territoire.
Après avoir passé une trentaine d’heures dans le néant particulier du transport international, nous nous retrouvons au Vietnam, en plein Nouvel An Lunaire.
Il y a le monde qu’on mesure et celui qu’on vit. Là ou mes bagages tentent de mettre de l’ordre dans le chaos, le recours aux mots m’a toujours à peu près servi à la même chose. Mais parfois je me demande si je confonds l’ordre avec la séquence ; une suite supposément sensée qui vient rendre le désordre supportable.
La mésaventure aéroportuaire d’un enfant gâté
Au-delà du vrombissement des Vespas et des motos dans le centre-ville hyperactif, les premiers jours de mon séjour à Saigon seront marqués par des appels administratifs, à tenter de situer un objet pesé, identifié et scanné à mon départ. C’est la première chose que je laisse et la dernière chose que je récupère, mais je ne retrouve que le vide.
Frappé par la fatigue, le décalage horaire, et un cocktail émotionnel contenant une dose de colère, d’impuissance et un zeste de honte, je contacte les différents établissements, qui jouent à la patate chaude et qui me ramènent constamment à Turkish Airlines.
Je discute de ma mésaventure de privilégié avec ma psy, luttant contre le décalage horaire pour pouvoir discuter avec elle, larmoyant devant son empathie réelle face à ce qu’elle considère comme étant une colère justifiée.
Je me sens de nouveau prêt à affronter une série d’appels futiles, prêt à entendre que ma situation est considérée comme prioritaire, que les partis prenantes sont avisées, que la situation est sur le radar de ma compagnie aérienne, quand soudain, l’aéroport de Saigon appelle: mon sac s’y trouve.
Le pire, dans tout ça, c’est que mon cerveau, à la fois éternel allié et pire ennemi, s’était fait à l’idée de voyager léger. Le sac, symbole de l’ordre avant mon départ, figure de déception à mon arrivée, devient une charge supplémentaire à sa réapparition. Il me faudra le désirer à nouveau.
Tout est toujours à refaire.
Lectures recommandées
Chaos: Making a New Science, James Gleick, 2008
The Structure of Scientific Revolutions, Thomas S. Kuhn, 1962
A Brief History of Timekeeping, Chad Orzel, 2022
Timekeepers: How The World Became Obsessed With Time, 2018
WoW! Que tu écris bien, tu nous apprends plein de choses et garde notre intérêt jusqu’à la fin!