La pandémie a changé mes habitudes de lecture. Autrefois absorbé par les romans et les essais, j’ai fini par aborder un des nombreux angles morts de mon éducation personnelle: les maths.
J’ai troqué les formules alambiquées des fictions pour celles, plus formelles, des déductions.
Dans le cadre d’un contrat de rédaction pour CScience IA, site web consacré à l’intelligence artificielle, il était difficile de grimper vers les branches de l’apprentissage machine sans m’être familiarisé au préalable avec leurs racines mathématiques.
Un sujet vivant ne fige jamais. Le paradoxe du savoir, c’est ce combat perdu d’avance contre l’infini. On n’a jamais fini de lire. On n’a jamais vraiment couvert la base et on n’est jamais tout à fait à jour.
Question de temps
Les essais scientifiques et les concepts mathématiques, monopolisant mon attention pendant trois ans, font désormais partie d’un régime plus équilibré.
J’ai longtemps fui le volume imposant de certaines œuvres. Proust et Tolstoï trônaient sur les tablettes, et traînent désormais dans des boîtes, presque intouchés.
Je lis toujours un peu en fonction d’interlocuteurs imaginés, souhaitant que mon compte rendu virtuel contribue à une image renouvelée de lecteur assidu.
Le livre, l’acte de lecture, devient un moyen pour une fin, un objectif à atteindre avant de passer à autre chose. Sisyphe comme son propre esclave, troquant la pierre pour la plume.
Le temps que je m’accorde pendant ce voyage me permet finalement de ralentir, de m’accorder un plus long souffle.
Lectures des derniers mois
Le temps nous dévoile des laideurs à retardement. Sans réduire les classiques à leurs défauts, peut-on pour autant en faire abstraction?
Le roman The Jungle d’Upton Sinclair relate les horreurs de l’industrie de la viande aux États-Unis, au tout début du vingtième siècle. Malgré sa solidarité socialiste, l’auteur dresse un portrait caricatural et ignorant des Noirs, digne d’un spectacle de Ménestrel.
Heart of Darkness, de Joseph Conrad, a inspiré le monumental Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Rodion Romanovitch Raskolnikov commet l’irréparable dans Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski.
Il en faut peu pour faire d’un homme un Dieu et de toute femme une incarnation unidimensionnelle de la faiblesse.
Burmese Days, écrit par le père de Big Brother, déborde de racisme colonial. C’en est suffocant. Le discours de rednecks racistes aujourd’hui fait fidèlement écho à la rhétorique des gentlemen civilisés du siècle précédent.
Et qu’est-ce que les gens buvaient à l’époque! Les abus contemporains ressemblent aux meilleures pratiques d’antan.
La prix de la propreté
Ces échantillons ne représentent que quelques gouttes dans un océan d’encre, mais donnent un goût amer à notre héritage.
L’actualité récente s’est également arrêtée sur Roald Dahl et monsieur Bond, James Bond, ainsi que Mark Twain et Dany Laferrière.
Je ne saurai quantifier l’étendue d’une menace hypothétique envers nos patrimoines littéraires; ni même condamner en bloc les appels actuels à une plus grande sensibilité, voyant tabous et compromis partout.
Devoir de mémoire?
Je n’ai pas de conseils, que des questions, comme d’hab.
Doit-on cracher sur ce passé nauséabond, au risque d’effacer toute trace de notre passé? Est-ce que reconnaître, c’est célébrer? Est-ce que préserver, c’est perpétuer? N’est-ce pas nécessaire d’identifier la racine pour éviter contagion?
Comment combattre une menace méconnue?
Quand l’offre offusquante est tellement vaste, comment évite-t-on de faire table rase?
Le rouleau compresseur opaque de l’intelligence artificielle réussira peut-être à aplanir notre horizon culturel, effaçant toute trace de laideur, afin de ne renvoyer à rien.
Nous serons peut-être contraints de trouver des vieux bouquins inacceptables dans des échanges de livres d’auberges de jeunesse, des reliques abîmées d’une Histoire révoltante.
Personne ne sait ce que l’avenir nous réserve. Notre passé s’y trouvera peut-être.