Je suis confronté à deux compromis lors de ce voyage.
D’abord, bien que j’aimerais avoir une vue d’ensemble des sociétés que je croise, je suis conscient de n’avoir droit qu’à des aperçus.
Ainsi, les observations qui suivent sont consciemment partielles, incomplètes, des bribes qui ne sont pas à l’abri de l’erreur.
Ensuite, contrairement à mes ambitions domiciliaires de célébrité, en voyage, je souhaite surtout passer inaperçu dans la foule. Il est cependant impossible de ne pas me faire remarquer, car je suis un étranger.
Un gars de l’Abitibi
Lorsque j’avais treize ans, ma famille a déménagé à Rouyn-Noranda, après avoir passé les six dernières années à Ville Saint-Laurent, à Montréal.
Parmi les défis d’adaptation, passant d’un milieu sépharade à une ville pure-laine, il y avait celui du contact visuel avec ses pairs.
Cette adaptation était plus difficile pour mes parents que pour leurs cinq enfants.
Un jour, alors qu’on commandait du McDo, ma mère était outrée par le refus obstiné de la caissière, une camarade de classe que je pouvais qualifier d’amie, de reconnaître mon existence dans la file. Plus je m’approchais, plus elle m’évitait.
L’épisode a inspiré une réelle indignation chez ma mère, faisant écho aux incompréhensions de mon père devant ses collègues médecins, croisés dans des corridors étroits, avec qui il n’avait apparemment pas droit au moindre bonjour.
Pour ma part, j’avais l’impression qu’un code précis m'échappait. Et comme il en va des mots de passe, les nuances sociales sont parfois intransigeantes. Il suffit d’un caractère erroné pour que l’accès soit interdit.
Le mauvais oeil de Big Brother
Je retourne toujours à 1984 de George Orwell, parsemé de perles de sagesse universelles et prédictives, dont certaines s’appliquent à mes expériences récentes.
Je suis fasciné par le concept de la double-pensée, cette capacité de penser une chose et son contraire sans avoir l’impression de se contredire. Je trouve qu’il y a là l’essence de la psychologie humaine.
Il est troublant de se savoir observé, ce qui implique un rapport unidirectionnel, sans toutefois être regardé, qui relève d’une nature plus réciproque.
On peut se sentir ignoré, mais il ne suffit que d’errer brièvement pour se rendre compte qu’on est bel et bien sur le radar collectif; on est rapidement ramené en bon chemin. Les barrières invisibles sont les plus infranchissables.
Il est essentiel pour le voyageur de savoir survoler du regard sans toutefois s’arrêter sur un individu. À New Delhi, par exemple, la moindre reconnaissance de l’autre peut mener à des invitations insistantes pour services non sollicités.
Dans bien des situations, cependant, il serait carrément impoli de ne pas brièvement croiser l’autre du regard.
Il faut donc trouver un équilibre afin de ne pas enclencher un mécanisme laborieux où l'on se trouve soudainement lié à étranger, comme si le regard était une dette qu’il faudrait rapidement débourser.
Dans quelques-uns de nos house-sites, nous occupons parfois l’espace avec des domestiques employés par nos hôtes.
Nous sommes comme divisés dans deux dimensions différentes; nous, vagues représentants de l’employeur, eux, quelque part entre le fantôme et le robot.
Le regard est un art que je ne maîtrise pas tout à fait dans cette dynamique. Vraisemblablement, je préfère faire ma propre vaisselle.
Le royaume du CCTV
On se promène dans le marché de Old Town à Hoi An, au Vietnam.
Des femmes assises par terre vendent fruits et légumes alors que des motos passent avec de pauvres poules prisonnières, croisant ici et là des touristes en mode visite guidée, portant des nón tơi, fouillant dans les bazars pour pantalons, portefeuilles ou paravents.
Je suis brièvement une femme âgée transportant une palanche dans un passage servant de stationnement pour motocyclettes. À ma droite, j’aperçois quatre hommes, assis à une table, devant laquelle trônent deux écrans, séparés chacun en vingtaine de vignettes. Tout le marché y est couvert.
L’espace, qualifié de patrimoine UNESCO, préserve brillamment son apparence rustique tout en déployant un système de surveillance hyper-sophistiqué.
Il suffit de lever les yeux vers le ciel, de s’arrêter avant d’être aveuglé par le soleil, et elles sont là, toujours, partout: les lentilles de la surveillance universelle.
La femme invisible
La première super héroïne imaginée par Stan “The Man” Lee (Excelsior!), Susan Storm, est membre des Fantastic Four. Son super pouvoir? Devenir invisible. C’est mieux que le pouvoir de son mari, le génie Reed Richards, qui a la capacité d’étirer tout son corps comme un caoutchouc infini, mais c’est quand même frappant.
Dans certaines rues de Bangkok, le déséquilibre genré est percutant. Partout, des femmes offrent des massages, érotiques ou non, alors que les clients masculins, dotés d’un supérieur pouvoir d’achat, ont l’embarras du choix. Malgré la mixité sociale, il y a une inégalité évidente.
Le fardeau de l’apparence ne pèse pas uniquement sur les femmes à Séoul. Leurs homologues masculins semblent également répondre à des pressions sociales en matière d’apparence. Mais l’idéal féminin est bien défini, et un savant mélange de chirurgie, de maquillage, de filtres et de postures acceptables rendent cet idéal accessible; à quel prix, je l’ignore.
Dans des petites rues de New Delhi, il n’y a tout simplement pas de femmes; elles relèvent d’apparitions raréfiées, alors que l’homme est omniprésent, en groupe devant les boutiques, en voiture, en moto, passant, pressé, oisif, partout. L’absence féminine est carrément choquante.
Bravo Steve Jobs
Nous entrons dans la mosquée de Jama Masjid, près de Old Delhi, et le constat me frappe, une énième fois, dans tous ces déplacements ou les repères se perdent au fil des interminables variations culturelles: le téléphone intelligent, mais quel énorme succès, quel triomphe!
Il n’y a pas consensus sur les standards d’hygiène, d’alimentation, de rapports genrés ou de codes de conduites en public, mais partout, partout, qu’il s’agisse du commerce ou du temple, tout le monde maîtrise le selfie.
Le téléphone intelligent, c’est l’adoption la plus universelle que je ne sois capable de décerner dans tous nos déplacements, au-delà de l’électricité, du commerce et de la roue.
Alors qu’on n’est essentiellement capables de s’entendre sur rien, on est au moins très friands de se regarder, partout. Lascaux dans la main.
"Le téléphone intelligent, c’est l’adoption la plus universelle que je ne sois capable de décerner dans tous nos déplacements, au-delà de l’électricité, du commerce et de la roue."
Wow, quelle vérité!
Belle réflexion , merci de partage les bribes de vos observations!