Un geai à face blanche tangue sur la branche battante de l’arbre avoisinant notre balcon à San Juan del Sur, au Nicaragua, alors que des rafales de vent allant jusqu’à 56 km/h s’abattent sur le cognassier, fruitier nous rappelant notre jardin temporaire à Kadikoy, en Turquie.
À chaque sol sa musique
Emportant peut-être un peu de la musique jouant à tue-tête à Bequia, ces vents caribéens enterrent presque la litanie d’oiseaux dans notre nouveau voisinage. Des coqs chantent tôt le matin, accompagnés par des organistes à calotte jaune, des conures naines et des corneilles. Les faucons, eux, survolent silencieusement la plaine, plus hauts dans les airs, beaucoup plus sérieux que leurs autres compagnons ailés.
À la chorale plumée s'ajoutent les cris continus de deux petits mammifères, des bipèdes hyperactifs et souriants qui courent en bobettes entre la demeure de leurs parents et notre maison d'accueil temporaire, La Casita, accumulant leurs 400 coups avec une vivacité tenace.
Josiane et Ben, des amis de MJ, ont récemment déménagé au Nicaragua, et nous allons garder leur maison lors de leur séjour administratif au Québec.
Le coeur est un vagabond aux mille racines
Partir, c’est toujours crève-cœur, et arriver, c’est toujours déroutant. Le décalage horaire est moins frappant que le décalage émotionnel. Voguant dans les lieux de transit, le cœur ne sait où se poser, alors que les yeux s’arrêtent partout, dans une rafale de nouvelles informations: les horaires des trajets, la langue du coin, les fruits et les sourires locaux, tout est à réapprendre.
Finalement, le cœur s’installe par étapes, attendri notamment par la chaleur humaine de Josiane et Ben, avec qui nous tanguons également sur les chaises berçantes de leur perron, discutant de tout et de rien entre pannes d'électricité et promenades vers les commerces du coin.
Mon cœur sera encore et toujours à Bequia, comme il est encore à Kadikoy, à Chiang Khan, à New Delhi et à Rome. Sur la petite île caribéenne, ce sont surtout mes six samedis après-midi au restaurant Fig Tree qui auront attendri mon âme. Là-bas, je me joignais aux autres bénévoles pour le Club de lecture, pendant lesquels nous assistons les enfants du coin dans leurs processus diversifiés d’alphabétisation.
Club de lecture et petits tannants
Le protocole hebdomadaire est aussi simple qu’il est systématiquement détourné par la volonté inébranlable des enfants. La première étape consiste à choisir un livre dans les bibliothèques bien garnies du restaurant et de le lire à haute voix, avec l’aide d’un étranger, parfois ici pour une semaine, parfois là depuis trente ans.
Ensuite, les enfants sont invités à illustrer le contenu de leur lecture sur une feuille blanche et d’y signer leur nom, en plus d’inscrire la date. Finalement, il y a la présentation orale, qui n’a d’oral que le nom, alors que les jeunes filles et garçons restent muets devant les questions successives des adultes.
“Mon ami n’est pas content, parce qu’il préfère être à la plage”, me révèle Anton, un garçon avec qui je me suis rapproché au fil des semaines. Son ami en question, Bryan, a une tête d’enterrement lors d’un samedi ensoleillé. Les plages sont effectivement assez invitantes.
Les parents de ces enfants les déposent quelques heures dans un lieu sûr, encadrés par la grande Cheryl Johnson, qui gère ce club depuis trente ans, et qui connaît tout le monde sur cette petite île de 5000 âmes.
“Toi, est-ce que t’as un yacht?”, me demande Anton, n’ayant vraisemblablement jamais jeté un coup d'œil à mon compte en banque. Entre les différentes lectures automatisées, répétées mille fois avec les mêmes livres conçus pour des enfants plus jeunes que lui, Anton rêve à la mer alors que son ami fantasme sur la plage.
“Je veux vraiment aller voguer”, me dit-il à quelques reprises, les yeux brillant face au large, et dessinant, sans rapport avec ses lectures, la mer caribéenne devant nous, y ajoutant les voiliers amarrés qui le font tant rêver.
“Si t’as un yacht”, me demande Anton, “est-ce que je pourrais venir te rejoindre dessus?” Ne voulant pas salir les espoirs d'enfants avec des notions terre-à-terre de probabilités concernant mon rapport à la mer, je lui réponds que, si jamais j’en ai un, il sera le bienvenu, ainsi que toute sa famille, pour aussi longtemps qu’il le souhaite. C’est une promesse en mer, mais c’est sincère.
Retour sur terre
“Allô! Allô! Allô!”, répète Raf, le garçon de quatre ans, sorti de sa maison matinale, venu voir les ploucs en train de déguster un café sur leur balcon ensoleillé, chaises berçantes dans un calme soudainement interrompu par l’infatigable enfance.
C’est un samedi matin, et aujourd’hui, nous irons à Rivas. Plus loin, à l’origine de ces vents qui nous caressent et parfois nous frappent, une énième édition du club de lecture se prépare à Bequia. Il y aura certainement Cheryl et ses longs rastas blanchis, il y aura certainement les jus et les collations préparés par sa famille, ainsi que des enfants voguant entre la curiosité et l’ennui devant des livres mille fois lus. Et il y aura certainement des traces de mon cœur qui flottent dans ce petit coin de paradis.
La vie continue. Pendant les trois prochains mois, nous ferons de San Juan del Sur notre chez-nous. Il y a de fortes chances que nous nous y enracinerons, un peu, juste assez pour que le départ soit déchirant. Mais bon, ce n’est pas pour tout de suite. Maintenant, c’est la vie quotidienne qui débute.
Un dernier dessin, avant de partir. Devant mon enthousiasme face à son résumé des Avengers, en format livret, un enfant du club de lecture m’offre son Captain America. Meilleur que celui de Rob Liefeld.
Joseph, quelle belle histoire. Je te sens un brin (ou quelques brins) nostalgique. Ton texte m’a beaucoup émue, quelques larmes se sont faufilées hors de mes yeux. Le bénévolat, c’est bon pour les gens qui le reçoivent, mais c’est super bon pour les gens qui le donnent.
Bon séjour à San Juandel Sur. 🙋🏻♀️🙋🏻♀️