Au sein des résidences privées, dans les commerces et sur la rue, en Thaïlande, au Vietnam, même en Inde, on trouve des sanctuaires à l’effigie de différentes divinités régionales, voire continentales. Les promenades ponctuées par les dieux me rappellent à quel point l’environnement façonne la culture et le quotidien.
Au Canada, le climat ne permet souvent pas d’accompagner les Inuksuk d’offrandes périssables, et la tradition autochtone ne s’est pas transmise dans les habitudes spirituelles des peuples colonisateurs: la religion, comme le commerce, se réalise dans des immeubles isolés, à l’abri des caprices cruels et récurrents de la nature.
Se promener dans la campagne thaïlandaise ou dans les rues de New Delhi, c’est parfois se sentir extraterrestre. Les différences cosmétiques ont l’air enracinées dans des divergences millénaires, et l’écart culturel semble presque naturel, voire inévitable.
La théorie du chaos stipule que les différences minimales dans des conditions initiales mènent à des variations importantes au fil du temps. Ainsi en est-il pour les contrées lointaines: nous avons divergé il y a belle lurette, il est normal de ne pas se reconnaître.
L’Urope
Je nous pensais, Canadiens francophones, Québécois, Américains du nord de la Nouvelle-France, si vous me permettez des Grattonismes, plus près de l’Europe.
L’héritage linguistique et religieux, la colonisation, les valeurs libérales promulguées…
Et pourtant.
Je ne veux surtout pas faire ma Lisette de Courval, qui vante les mérites de l’Urope dans l’éternel Belles-Soeurs de Michel Tremblay: colonisée, affligée par un sentiment d’infériorité face aux prétentions grandioses projetées par le Vieux Continent.
Habitant dans la campagne espagnole depuis un mois maintenant, nous menons parfois des excursions dans les villes environnantes. Je suis frappé par une énergie que je qualifierai de joyeusement improductive.
À ne pas confondre avec léthargie
Les familles et les amis boivent leurs petites bières à 10h30 du matin. Et il faut sortir tard si on veut voir des résidents, puisque en après-midi c’est tous-aux-abris, avec les commerces et les volets fermés devant le Soleil, comme en appréhension d’une horde imminente de zombies.
Je suis frappé aussi par l’urbanisme, par l’omniprésence de plazas et de squares, par le déploiement de villes piétonnes.
Sans investir dans l’apparence, des commerces placent chaises et tables dans un espace vacant quelconque, qui devient soudainement terrasse, accueillant passants s’installant à l’improviste.
Je ne reconnais pas là mes villes canadiennes, marquées par la voiture et la productivité, bâties en quadrilatères compartimentés, peu propices à la flânerie dominicale et à l’apéritif improvisé.
Chez nous, je reconnais surtout la productivité, les lieux festifs désignés, et des heures de plaisir préprogrammées. Je vois des terrasses dans le trafic. Je vois le travail et l’efficacité, la destination connue d’avance et la journée bien remplie.
Je reconnais aussi les étés enivrants dans les parcs ensoleillés de la métropole, qui relèvent pour moi des souvenirs les plus doux de mon existence. Parce qu’il y a, évidemment, du beau, et beaucoup.
L’Europe n’est pas nécessairement un exemple à suivre, encore moins à la lettre, mais dans mes fantasmes sociaux les plus fous, nous sommes tous friands d’appropriations culturelles sélectives.
Ce qui semble fonctionner quelque part pourrait être adopté ailleurs, à des fins d’amélioration plutôt que de transformation: je suis certain que l’estomac et l’humeur des Occidentaux se porteraient mieux en adoptant les épices et les bum-guns de l’Asie du Sud-Est.
Toujours cette promesse
Depuis Janvier, j’ai fui l’échelle professionnelle et sa promesse de plus en plus diffuse et frustrante.
Voyant des Espagnols boire si tôt (sans boire, ceci dit, comme les moins fortunés des bars sombres près de Berri, mais plutôt boire dans la lumière, avec la famille, sans nécessairement viser l’ébriété), je me demande: que feront-ils de leur journée? À cette heure-ci, je suis davantage habitué au troisième café qu’à la première pinte.
Qu’est-ce qu’ils pourront bien accomplir?
La réflexion en révèle davantage sur mon héritage, ou mon endoctrinement, c’est selon, qui cherche toujours la chose à accomplir, la montagne à gravir, la liste à cocher.
Que devient-on, avec tous ces accomplissements consécutifs, avec ce rythme effréné? Doit-on adopter ou viser sans cesse l’éthique de travail des Américains ou des Sud-Coréens? Comment s’en sortent-ils, d’ailleurs, ces humains?
Doit-on mesurer le mérite de nos vies en fonction de paramètres de productivité?
Aujourd’hui, qui se sent servi par la promesse occidentale? Et qui se sent comme son esclave?
Je me pose ces questions, un soir à la campagne après la pluie, alors qu’un vieux chien ronfle à mes côtés. Et je n’ai, comme d’habitude, que des points d’interrogation à offrir. Ils me servent toujours de tremplins.
Adorable cet article. Joseph tu m’épates, tu dis tellement bien les choses.
Ici tu me rappelles pourquoi j’ai beaucoup aimé ce que j’ai vu en Europe. Merci pour ce beau texte.