Nous revenons du marché à Izmir en cette journée pluvieuse, découlant d’une tendance générale vers le refroidissement et l’assombrissement des dernières semaines.
Si j’ai fui la Saskatchewan, c’est justement pour éviter cette terrible sensation, celle du froid qui s’immisce, comme un traître dans la demeure. Il y a certes un douillet réconfort dans le fait de se blottir contre soi-même, se draper d’une couverture, se couvrir d’un pull, enfiler des chaussettes, et ainsi créer sa petite bulle de chaleur.
Qu’à cela ne tienne, j’ai horreur du froid, et malgré mon héritage et mon identité, forgés par l’expérience québécoise, canadienne, montréalaise, abitibienne, cette aversion s’est cristallisée comme posture philosophique, à la manière d’un snowbird qui ne s’assume pas: la fuite, pour ce nomade, est un mal nécessaire.
Nommer un chat un chat
Sisyphe est condamné à une tâche répétitive. Du matin au soir, il traîne son fardeau, du bas vers le haut de la montagne. Et quand la pierre descend, il doit la remonter, jusqu’à la fin des temps.
J’aime les paraboles, les mythes et les proverbes parce qu’ils synthétisent l’expérience humaine avec une plus grande habileté que ne peuvent souvent le faire les récits supposément véridiques. La biographie, la nouvelle et l’anecdote sont des châteaux de cartes qui s’effondrent au moindre aperçu de contre-vérité, le doute venant pourrir le royaume.
La parabole renvoie au caractère platonicien de la vérité. L’auteur de La République parlait de la manifestation idéale des formes et des idées. Selon le philosophe, il règne quelque part un cercle parfait, à qui renvoient tous les cercles illustrés par la main de l’homme. Chaque polygone a droit à une manifestation idyllique, parfaite, platonicienne, qui existe quelque part dans toute sa pureté.
Les organes de Prométhée sont dévorés chaque jour par des corbeaux, alors qu’il est puni après avoir révélé le secret du feu aux hommes. Tel Adam et Ève extirpés du Paradis après avoir dégusté le fruit défendu de l’arbre de la connaissance.
Comme la physique quantique renvoie souvent à certains concepts anciens, notamment le taoïsme, et comme l’exploration spatiale nous rappelle les premiers questionnements philosophiques, les progrès en matière d’intelligence artificielle nous ramènent également à ces vieux principes.
Le cheval d’un villageois s’enfuit. Ses voisins lui affirment qu’il s’agit d’une terrible nouvelle. “Nous verrons”, affirme le villageois.
Le lendemain, le cheval revient, avec deux autres chevaux. Quel merveilleux développement, affirme le village. “Nous verrons”, répond le villageois.
Son fils se casse une jambe en tentant de domestiquer l’un des chevaux. Quelle catastrophe, affirment les voisins. “Nous verrons”, répond le père.
Le lendemain, la guerre est annoncée, et les hommes en état de combattre sont recrutés à l’armée. Quelle heureuse nouvelle pour votre fils, affirme le village. “Nous verrons”, poursuit le père.
Dotez un programme de suffisamment de données, et il finira par reconnaître tous les chats, même ceux qu’il n’a jamais vus, parce que son immense base de données lui permet graduellement de faire la distinction entre le chat et le chien, entre le chat et le lynx, etc.
L’intelligence artificielle s’est donc fait une idée du chat, comme elle se fait une idée du numéro sept, grâce à tous les exemples variés et dissemblables qui renvoient à ce même chiffre.
Un villageois relaxant à la plage se fait interpeller par un homme d’affaires, qui lui apprend qu’il serait peut-être plus judicieux de pêcher et de revendre des fruits de mer, plutôt que de passer son temps dans l’oisiveté. “Pourquoi?”, demande le villageois.
Si vous faites assez d’argent, répond l’homme d’affaires, vous pourrez employer des pêcheurs, afin qu’ils fassent croître vos affaires. “Pourquoi?”, demande l’homme assis.
Si vos affaires croissent suffisamment, vous pourrez commencer à exporter vos produits, ouvrir des branches ailleurs, et faire encore plus d’argent. “Pourquoi?” demande-t-il à nouveau.
Une fois que vous aurez fait assez d’argent, répond l’homme d’affaires, vous pourrez vous la couler douce à la plage.
Des images comme compagnons
Au fil du temps, presque plus que les romans que je dévore, les paraboles m’accompagnent dans mon quotidien, comme filtres à travers lesquels interpréter une réalité de plus en plus complexe et chargée, et comme points de départ philosophiques à partir desquels mouvoir et agir.
Je semble souvent le plus attiré par ces histoires qui dévoilent le caractère absurde de notre époque hyperactive, parsemée d’ambitions professionnelles, de travail acharné, d’escalade sans fin dans l’organigramme corporatif.
Il y a, évidemment, de la valeur dans le travail, et il y a quelque chose d’admirable dans la réussite, mais à certains égards une quête vers l’équilibre peut être plus saine qu’une poursuite sans fin vers la gloire, aux sommets sans cesse renouvelés et inatteignables.
Alexandre le Grand, ayant conquis le monde connu, retourne triomphant chez lui.
Entouré de ses généraux et son armée, il croise Diogène, le philosophe dans les tonneaux, le cynique à peine vêtu, et souvent saoul, une célébrité de son époque.
Alexandre le conquérant l’interpelle: “Dis-moi ce que tu veux dans cet empire qui est le mien, et je te l’offre.”
Diogène, assis par terre, lui répond, du tac au tac: “Ôte-toi de mon soleil.”