Qui a le temps?
Déguster nos cafés au soleil, de Rome à Istanbul, alors qu’en Italie, personne ne regarde la Fontaine de Trevi.
L’appel du Muezzin nous réveille à 5h du matin lors de notre première nuitée à Istanbul. Après quelques faux espoirs de silence, interrompus par la prière renouvelée, aux syllabes étendues, le chant sacré prend fin, et nous nous endormons à nouveau.
Ça fait maintenant huit mois que nous sommes partis, afin de fuir l’hiver canadien en Asie du Sud-Est, contemplant également les plaisirs d’un été européen. Voilà, déjà, que la saison chaude prend fin sur le Vieux continent.
Au-delà des chocs culturels récurrents, atterrissant ici et là dans des nouveaux mondes aux coutumes et dynamiques à déchiffrer en temps réel, nous sommes régulièrement frappés par la question du rapport au temps.
Personne ne regarde la Fontaine de Trevi
Notre rythme, ralenti, excentré, nous éloigne des expériences plus typiquement touristiques, marquées par des limites assez rigides en matière de temps (les nord-Américains profitent rarement de plus de deux semaines de vacances,) ainsi qu’en matière d’espace, alors que le vacancier se dirige vers les sites les plus populaires, créant ainsi une congestion de passants pressés.
J’essaie souvent de me rappeler ces limites, quasi universelles, qui dictent le rythme des touristes, afin de ne pas juger trop sévèrement mes contemporains.
À Rome, par exemple, presque personne ne regarde la fontaine de Trevi; tout le monde s’y agglomère, tourne le dos à cette merveille artistique, prend quelques selfies solo ou en couple, et passe les minutes suivantes le dos voûté, la tête penchée, à s’assurer du selfie réussi, qui deviendra assurément photo de profil jusqu’aux prochaines vacances, ou jusqu’à la rupture du couple.
Comme au musée du Louvres, tout le monde veut voir la Joconde, au Vatican, tout le monde ne veut que voir la chapelle Sixtine. L’expérience se résume donc en gestion du bétail, avec des guides touristiques qui dirigent des groupes de dix à vingt personnes vers différentes bulles d’attente à travers le Musée du Vatican.
C’est un sacrilège; on traverse, à grande vitesse, des pièces arborées de chefs d’oeuvres, remplies à craquer de touristes tenant téléphones à la main, et de bergers blasés dont le seul but est de gérer le flot de trafic vers l’attraction principale; la Chapelle, celle avec Dieu qui tend la main à Adam, pièce dans laquelle le public est incité au silence à chaque deux minutes, et à qui on prie, sans trop de succès (mea culpa) de ne pas prendre de photos.
Je dois ralentir mes propres ardeurs en route vers la grande vedette picturale du Vatican, alors qu’on traverse, sans guide, un corridor avec œuvres exposées dans des petites pièces parallèles.
J’avais commencé à presser le pas, attiré par la proximité croissante avec l’objectif final, et suffisamment gâté par l’école d’Athènes, à laquelle je ne m’attendais pas (Platon! Diogène! Euclid!). Je rebrousse chemin lorsque je réalise que j’ai consciemment dépassé un Dali sans m’y arrêter, ainsi qu’une œuvre de Bacon: j’ai le temps, me suis-je dit, afin de m’en rappeler. J’ai le temps de regarder ces œuvres magistrales qui voleraient la vedette dans un autre contexte.
Expérience similaire lors de notre dernier jour à Rome, alors que je souhaite voir les entrailles du Colisée, dont la façade m’a absolument émerveillé. Les guides nous dirigent vers quelques sites prévus afin de contrôler le flot continu de touristes vers l’arène, où nous avons droit à quelques minutes contemplatives.
Le caractère relatif du temps
Nous sommes donc confrontés au fait qu’une culture se vit et se définit également par son rapport au temps: après notre départ, en janvier, nous vivons le nouvel an deux fois, au Vietnam, d’abord, et ensuite en Thaïlande.
À Istanbul, le Muezzin marque les heures de prière, du réveil matinal au dernier appel nocturne. Notre premier déjeuner est un festin qui se déguste, longuement, au soleil, comme un vieux roi qui regarde la mer.
En Italie, de Rome à Corciano, les résidents attablés profitent du soleil, l’espresso se transformant en vin sur la même terrasse d’un village médiéval, tandis que le soleil fait son chemin dans le ciel.
En campagne espagnole, les fêtes foraines ne commencent pas avant 23h. Cela ne sert à rien d’y espérer une animation quelconque, la communauté ne s’active qu’à minuit.
À certains égards, nous pouvons transcender notre rapport au temps, fortement nord-américain, axé sur l’efficacité, la mobilité, le tout-de-suite-après. Nous nous rappelons que nous pouvons ralentir, ô privilège des privilèges. À d’autres moments, nous partons nous coucher, trop fatigués pour assister à l'éveil ludique d’un village andalous.
Partout, partout, le soleil se lève à l’est, et nous démarrons ainsi nos journées, nous promenant dans des cités millénaires, absorbant les odeurs et les rythmes du marché, reconnaissants de nous êtres offerts ces deux irremplaçables présents: l’espace et le temps.
À bientôt!