Nous traversons rapidement le Ponte Vecchio. Je voudrais bien traîner sur ce vieux pont, symbole de la résistance florentine, mais je me trouve une fois de plus irrité par le comportement des touristes.
L’héritage de ce pont est considérable. Les Medici y ont installé une passerelle supérieure, afin de circuler plus facilement entre différents lieux stratégiques dans la ville.
Repoussée par les odeurs émanant des bouchers et tanneurs qui y travaillaient, la famille puissante leur a interdit d’y faire commerce, n’autorisant que les bijoutiers à vendre leurs produits.
Encore aujourd’hui, les joailliers ont pignon sur pont, et les façades de leurs petits commerces scintillent au-dessus de l’Arno. Mais le pont a failli y passer plus d’une fois.
Le Ponte Vecchio, selon la légende, est la seule passerelle florentine ayant survécu aux bombardements nazis lors de la Deuxième Guerre mondiale, et les bijoutiers ont dû s’adapter à l’inondation historique de 1966.
Ce ne sont pas tous les ponts qui survivent
Nous avons passé le mois de juillet à Montréal, et Montréal en été, c’est dur à battre.
Un discours politique de plus en plus imposant veut nous faire croire en l’impossibilité de la coexistence, favorisant un violent repli sur soi. Montréal, à mon avis, sert de parfait contre-exemple à cette idée. Je me promène à Outremont, à NDG, à Pointe-Saint-Charles, enivré par la beauté polyvalente de la métropole.
Au Nicaragua, j’avais été frappé (au sens figuré) par l’effondrement d’un arbre de notre jardin à Las Delicias. Les feux qui y étaient allumés à proximité pendant des années ont fourni le tronc en étincelles, et les tisons ont fragilisé l’arbre. Ils l’ont tué, littéralement, à petit feu, jusqu’à ce que la dernière saison des pluies secoue terre et racine, faisant finalement craquer le vieux tronc.
Ce qui m’a également frappé lors de cette plus récente visite à Montréal, c’est le caractère essentiellement clos de ma jeunesse. Les projets et les amitiés qui m’habitent aujourd’hui sont si différents de ceux qui m’occupaient jadis. Certaines amitiés ont perduré, d’autres non. Certains projets ont porté fruit, ont éclos, ont fané, et font désormais partie de mes souvenirs, n’étant plus du tout d’actualité.
Je suis reconnaissant pour les relations qui perdurent, aux racines profondes et solides. Certaines autres, comme l’arbre à Les Delicias, n’ont pas survécu aux vagues et aux feux adjacents qui en ont fragilisé l’essence.
Certains ponts brûlent à notre insu, et il n’est pas toujours évident de trouver la source de l’incendie. Il suffit d’une étincelle et le tout est calciné.
Les géants de la Renaissance
En traversant le Ponte Vecchio à toute vitesse, je me demande si Galilée y a contemplé le reflet des étoiles sur l’Arno, alors qu’il travaillait sur le premier télescope occidental. Je me demande si Dante y a imaginé des passages de la Divine comédie, ou si Machiavel réfléchissait au sens du pouvoir en regardant la passerelle érigée des Medici.
L’idée de se retrouver dans ce berceau de la Renaissance me fascine. Machiavel et Galilée sont enterrés à la Basilica di Santa Croce, tout comme Michel-Ange, artiste qui me sert de pont entre Florence, où trône David, et Rome, où la Chapelle Sixtine m’a coupé le souffle.
Au-delà des petits souvenirs à son effigie, deux répliques de David se retrouvent à Florence. L’une est à l’extérieur de la Galerie de l’Académie, à l’intérieur de laquelle se trouve l’originale.
La seconde se trouve à la Piazzale Michelangelo, lieu de prédilection des touristes, qui veulent y photographier le coucher de soleil et danser sur du David Guetta pour Instagram.
Je me trouve une fois de plus agressé par le caractère festif et irréfléchi des visiteurs, qui succombent au culte de soi, préférant se mettre en scène sur ce pont plutôt que de le contempler.
Des clones ou des zombies, ils déambulent sans le moindre intérêt pour la circulation des autres, comme les touristes débarquant des bateaux de croisière à Bequia ou Istanbul. Ils ne voient en ce site légendaire qu’une autre géolocalisation à ajouter pour mettre en scène un séjour réussi en matière de selfies.
Notre civilisation a eu droit à un second souffle salvateur après le Moyen-Âge, ici, mais la signification historique semble perdue devant le culte de soi.
Programmés à détecter et consommer les sites importants comme on mange un Big Mac, les touristes étendent les bras, font la pose et prennent leur selfie, aveugles aux autres, indifférents au miracle florentin qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui.
À Rome, personne ne regarde la Fontaine de Trevi. Et à Florence, on piétine le Ponte Vecchio.
Nous ne méritons pas nos géants.
Merci Joseph (un peu tard) pour ce nouveau texte, encore une fois très intéressant.